Dans la première partie de cet article, je vous ai présenté les « amis » du recadrage, qui vous aident à l’utiliser contre les distorsions cognitives.
Dans cet article, je vous offre la seconde partie.
Elle portera sur les ennemis du recadrage, pour mieux les connaître et arriver à en tirer profit plus efficacement !
Connaître et prévoir les écueils de notre pensée
La réflexion exige toujours un effort; il est forçant de penser…
Et certains sont plus paresseux que d’autres à ce sujet.
Comme disait Woody Allen, il est plus facile pour quelqu’un d’intelligent de jouer les imbéciles que l’inverse…
Il n’est donc pas naturel de consacrer des efforts pour analyser constamment les événements et enrichir ou modifier notre manière de les interpréter (donc, utiliser le recadrage).
Mais rassurez-vous, cette « paresse » n’existe pas par hasard.
Notre cerveau est conçu pour réagir rapidement et stocker les informations les plus pertinentes concernant notre protection et notre survie.
L’organisation des sociétés humaines a énormément changé depuis quelques milliers d’années.
Et ce que notre cerveau considère comme important pour la survie était surtout adapté au mode de vie de nos ancêtres, il y a 50 000 ans…
Plusieurs manières de réagir ne sont donc plus toujours aussi adéquates de nos jours…
Ainsi, avant de me pencher sur tout ce que notre cerveau nous permet de réaliser, j’aimerais rappeler quelques-unes de ses limites.
Ces limites nuisent à l’utilisation du recadrage.
Mais en les connaissant mieux, vous serez en mesure de les dépasser plus facilement.
Transférer inutilement d’anciennes stratégies à de nouvelles situations
Dans une ancienne étude devenue emblématique, Luchins1 a évalué la manière dont différentes personnes résolvaient des problèmes.
Ses expériences ont montré que les sujets avaient fortement tendance à raisonner par analogie.
Après avoir résolu plusieurs problèmes similaires de la même façon, les participants ont majoritairement appliqué leur méthode aux problèmes suivants, sans égard aux différences. Et ils ont échoué.
Cette concentration sur un seul mode de résolution de problèmes a empêché les sujets de tenir compte d’autres possibilités.
Des recherches plus récentes ont poursuivi dans cette direction2.
Elles ont confirmé que, pour résoudre des problèmes différents, nous transférons souvent les mêmes connaissances, ce qui les rend habituellement inefficaces.
Nous procédons de même dans la vie quotidienne.
Au lieu d’analyser les nouvelles informations qui nous sont accessibles, nous utilisons directement des stratégies qui ont déjà fonctionné, sans nous assurer qu’elles s’y prêtent vraiment.
Ce transfert d’informations se manifeste aussi dans notre raisonnement.
Par exemple, si le bâton A est plus grand que le bâton B, et si le bâton B est plus grand que le bâton C, il est certain que le bâton A sera plus grand que le C.
Bien que ce type de raisonnement fonctionne toujours pour les situations dont les propriétés sont simples et bien définies, comme la longueur des bâtons, il ne fonctionne pas dans des cas plus complexes.
Pourtant, nous continuons à l’appliquer…
C’est bien ce qu’exprime le dicton « les amis de mes amis sont mes amis ».
Si Pierre apprécie Jean et que Jean apprécie Jacques, cela ne signifie pas pour autant que Pierre s’entendra avec Jacques !
Dans les cas aussi variables que la personnalité, le transfert d’informations ne s’applique pas aussi simplement que dans le cas de la longueur d’un bâton.
Si Pierre devient bien ami avec Jacques, ce n’est sûrement pas un tel raisonnement qui l’aura prévu !
À cause de ces transferts de raisonnements, nos comportements deviennent parfois inadaptés sans que nous nous en apercevions.
Prenons l’exemple d’un homme apprécié par ses collègues de travail parce qu’il connaît un vaste répertoire de blagues grivoises.
Il n’atteindra probablement pas son objectif (être apprécié) s’il raconte ses blagues aux amies de sa femme !
Cet exemple nous rappelle que nous avons tout intérêt à analyser davantage les conséquences de nos comportements avant de les reproduire, tout comme il est préférable de tourner sept fois sa langue dans sa bouche avant de parler…
Le problème vient du fait qu’il est plus facile de transférer directement les informations dont nous disposons déjà que d’imaginer des interprétations et des solutions nouvelles.
Si nos stratégies ne fonctionnent pas ou nous nuisent parce qu’elles nous plongent dans des situations désagréables, c’est le signe qu’il est grand temps de leur apporter des correctifs !
Il en va de même avec les préjugés et les réactions émotionnelles excessives.
Ils nous emprisonnent dans des comportements figés qui nourrissent plus qu’ils n’éliminent les sources de déplaisir.
L’insatiable quête de la régularité
Nos connaissances et nos habitudes nous aident à reconnaître les événements et à y réagir rapidement.
Les stéréotypes en sont un bon exemple parce que notre cerveau utilise surtout les informations qui ont souvent été répétées.
C’est ainsi que fonctionne la mémoire.
Cette répétition, en plus de rendre accessibles les informations, relègue le monde au rang de conceptions finies, restreint le potentiel de surprise et rend les événements plus prévisibles, moins « angoissants ».
À mesure que nous vieillissons, ce processus banalise progressivement nos expériences.
Le côté positif de la chose, c’est que nous faisons mieux face aux événements répétitifs.
Mais il existe également des aspects négatifs.
Si nous recherchons surtout la répétition et fuyons l’apprentissage, il sera beaucoup plus ardu d’acquérir de nouvelles informations.
C’est qu’à force d’entretenir les mêmes croyances, il devient difficile de concevoir différemment les choses, de changer notre point de vue.
Pourtant, nous sommes capables d’apprendre toute notre vie.
Même si nous prévoyons facilement les événements courants, nous nous adaptons plus difficilement à ceux qui sortent de l’ordinaire. Et vous savez à quel point le monde est complexe !
Si notre vision du quotidien reste trop étroite, notre taux d’anxiété risque d’augmenter à la moindre situation qui s’en écartera.
N’est-ce pas une nouvelle raison d’utiliser le recadrage ?
Entretenir des conclusions erronées…
Le contenu de nos croyances peut aussi être totalement erroné.
N’a-t-on pas cru pendant des siècles que la terre était plate ?
Et nous n’en sommes pas à une erreur près…
Examinons par exemple l’image de la conquête amoureuse que se font les adolescents.
Si un garçon séduit plusieurs filles en peu de temps, il est considéré comme un « héros » par ses pairs.
Au contraire, une fille qui sort avec beaucoup de garçons différents est considérée comme une racoleuse par les garçons autant que par les filles.
Et cette manière d’interpréter perdure souvent à l’âge adulte.
Même si elle peut s’expliquer sur le plan de l’évolution, cette interprétation demeure complètement paradoxale.
Pour une même attitude, la conclusion est opposée selon qu’il s’agit d’un garçon ou d’une fille !
Et cela stigmatisera plusieurs adolescentes que les autres mépriseront pendant cette période primordiale où se consolide l’identité.
De façon tout aussi erronée, nous entérinons souvent de nombreuses conceptions du monde sans même nous demander si elles possèdent quelque validité.
Il est temps d’arrêter de nourrir le moteur de nos raisonnements avec des informations peu raffinées…
Ne voir que les évidences
Une autre des limites qui nuisent au recadrage consiste à nous concentrer sur les informations les plus frappantes.
Elle découle de notre tendance à utiliser les informations dont nous nous souvenons le mieux (l’heuristique de disponibilité) et que nous considérons comme les plus typiques parmi celles que nous détenons (l’heuristique de représentativité).
À cause de la sélection d’informations, nous focalisons notre attention surtout sur les éléments négatifs, car notre cerveau retient facilement les situations déplaisantes qu’il considère non résolues.
Ce processus nous incite à élaborer une représentation négative de nos semblables en ne généralisant que quelques traits rébarbatifs de leur personnalité et nous porte à ne voir que les aspects désagréables de la vie.
La sélection d’informations négatives suscite la révolte, la tristesse, la culpabilité et le ressentiment.
Ce processus est également en cause lorsque nous punissons les comportements indésirables plutôt que de récompenser ceux que nous apprécions.
À ce sujet, une recherche de Goldstein3 auprès de couples mariés démontre que la sanction imposée par un conjoint engendre chez l’autre une réaction émotive de défense et de fermeture qui risque de mener le couple loin du résultat désiré.
Il est donc préférable d’encourager les comportements positifs, si nous voulons les renforcer et les voir se répéter.
Le prochain exemple intéressera particulièrement les parents et les gens qui œuvrent dans le secteur de l’éducation.
Pour influencer le comportement des enfants, il est nettement plus efficace de récompenser ce qu’ils font de « bien ».
Malheureusement, le plus souvent, nous dirigeons automatiquement notre attention sur ce qui nous embête et nous réprimandons les enfants au lieu de les féliciter de leurs « bons coups ».
De plus, même s’il nous semble clair, l’objet de la punition n’est pas toujours bien compris par l’enfant, qui se sentira rejeté.
Cela pourra même l’encourager à répéter le comportement réprouvé.
Nous oublions d’ailleurs souvent que les enfants ne possèdent pas les capacités conscientes pour comprendre une situation aussi bien que nous.
Nous gagnerions plutôt à féliciter les enfants lorsqu’ils se comportent comme nous le souhaitons, en leur expliquant pourquoi.
Cela les encouragera davantage à continuer dans cette voie constructive.
Je dois rappeler cette affirmation qui paraît évidente: Les enfants ne sont pas des adultes. Nous tendons trop souvent à l’oublier !
La manière dont ils croient au merveilleux en dit long sur leur expérience incroyablement limitée du monde.
Nous trouvons mignonnes leurs questions sur le Père Noël mais ne mesurons pas combien cette crédulité indique une énorme différence dans la façon d’interpréter les événements.
Et nous leur prêtons souvent les mêmes intentions qu’à des adultes…
Notre tendance à prêter à l’autre notre façon de penser est absolument inappropriée et témoigne du fait que nous oublions fréquemment que chacun est unique.
À cause de cela, l’enfant perçoit bien plus durement une réaction que nous trouvons banale et qui ne poserait aucun problème pour un autre adulte.
Ce qui nous paraît anodin peut pourtant altérer l’estime de soi d’un enfant.
Nous commettons parfois l’erreur de lui prêter des intentions malfaisantes alors qu’il ne fait qu’apprendre les rudiments de la vie.
Par exemple, bien que l’enfant de cinq ans sache qu’un comportement précis attirera l’attention, il est incapable d’en mesurer l’impact sur autrui afin de savoir si son comportement est néfaste.
Le cerveau humain ne termine son développement qu’à l’adolescence, vers l’âge de seize ans.
À cinq ans, on est encore bien loin du compte !
Ainsi, il peut être salutaire de changer notre approche afin d’éviter de marquer un enfant pour longtemps, par maladresse ou par inconscience.
Finalement, la tendance à ne voir que les évidences nous empêche d’accepter certains événements.
Elle découle encore une fois du sens.
Il s’agit de ce que nous croyons possible, de ce que nous croyons devoir obtenir de la vie, de nous-mêmes et des autres.
Par exemple, imaginez un homme qui travaille à l’aide d’un vieil ordinateur qui fonctionne encore très bien pour ses besoins.
Il aura peut-être de la difficulté à accepter cette situation s’il s’arrête à l’idée qu’il en existe d’autres bien meilleurs sur le marché.
Pourtant, il y a quelques années, au moment où son vieil ordinateur était le plus performant, il ne pouvait qu’en être satisfait. On n’offrait rien de mieux à cette époque !
Il s’agit pourtant du même ordinateur.
Le seul détail qui a changé et qui risque de l’inciter à pester contre son manque de performances découle de la signification qu’il lui accorde.
Il y a quelques années, il ne pouvait pas être insatisfait de son ordinateur puisqu’il ne croyait pas d’autres performances possibles…
Aujourd’hui, il peut le comparer aux meilleurs ordinateurs, ce qui le rend insatisfaisant.
Voici un autre exemple encore plus frappant.
Sur la terre, il ne viendrait à personne l’idée de se révolter contre l’obligation de respirer !
Pourquoi?
Simplement parce que, sans exception aucune, tous les êtres humains respirent.
Nous ne nous permettons donc pas d’imaginer les avantages que nous aurions à ne pas respirer !
Il y en aurait pourtant beaucoup…
Imaginez quelle serait votre existence si vous vous révoltiez sans cesse devant cette nécessité biologique ?
Bien que cet exemple paraisse absurde, c’est pourtant le comportement qu’adoptent plusieurs personnes qui n’acceptent pas diverses situations sur lesquelles elles n’ont aucune prise ou qui idéalisent trop ce qu’elles n’ont pas.
Vous constatez combien vous avez pleins pouvoirs pour modifier votre degré de satisfaction selon ce que vous croyez possible et nécessaire.
Le recadrage vous permettra aussi cette modification du sens.
Il transformera votre manière d’interpréter et améliorera de façon significative votre capacité à accepter les événements.
Si cet article vous a plu, sachez qu’il est tiré de mon livre Petit traité antidéprime. Vous pouvez vous le procurer en version ebook pour le lire en entier.
Références
- LUCHINS, A. S. (1942), «Mechanization in problem solving. The effect of Einstellung», in Psychological monographs, vol. 54, number 248, 95 p.
- NGUYEN-XUAN, A. (1987), «Apprentissage par l’action d’un domaine de connaissance and apprentissage par l’action du fonctionnement d’un dispositif de commande», in Psychologie Française, vol. 32, number 4, p. 237-246.
- GOLDSTEIN, M. K. (1971), Behavior rate change in marriages: Training wives to modify husbands behavior, Dissertation Abstracts International, vol. 32 (1-B), 559 p.
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