Dans la première partie de cet article, je vous ai parlé de la manière dont les limites de notre cerveau conduisent à entretenir de fausses croyances, qui peuvent nous nuire.
Voici la suite!
Dans un ouvrage extrêmement bien documenté, Gerd Gigerenzer1 explique comment l’être humain raisonne pour pallier le manque de temps et d’informations.
Pour illustrer cette limite, voici un petit test intéressant.
Répondez à cette question avant de lire la suite: Y a-t-il plus d’habitants à New York ou à Sao Paulo ?
Pour répondre, voici peut-être ce que vous avez fait. Vous avez d’abord cherché des indices en mémoire.
À ce moment, vous avez constaté avoir abondamment entendu parler de New York mais beaucoup moins de Sao Paulo.
Vous avez ensuite interprété cette différente quantité d’informations comme un facteur d’importance: Moins je connais la ville, moins elle doit être importante, moins elle est importante, moins elle doit compter d’habitants.
Pourtant, en 2014, Sao Paulo, la capitale économique du Brésil, comptait presque 12 millions d’habitants alors que New York en comptait approximativement 8,5 millions.
Mais nos raisonnements ne visent pas seulement à fournir le résultat le plus utile pour nous-mêmes (pour notre survie, selon la théorie de l’évolution).
Comme le mentionne Gigerenzer, dans la vie courante, nous disposons habituellement de peu de temps pour évaluer.
Cette limite explique pourquoi l’être humain fonde si difficilement son comportement sur la longue durée.
Penser à court ou à long terme ?
La longue durée accroît le nombre d’avantages et les possibilités de nous retirons de nos actions.
Si nous n’avions jamais été capables de penser à long terme, la plupart des miracles de la vie moderne, depuis les avancées de la médecine jusqu’aux plus incroyables monuments architecturaux, n’auraient jamais vu le jour.
Il faut aussi penser à long terme pour ne pas fumer, pour bien manger, pour consacrer du temps à son développement personnel et pour épargner et investir en vue d’une retraite anticipée…
Mais plus nous prolongeons l’échéance, plus le niveau d’incertitude augmente et rend difficile de prévoir le bénéfice réel que nous retirerons.
Il faut avoir de la confiance dans l’avenir et ne pas trop dépendre des gratifications immédiates…
L’exemple le plus déplorable de d’une vision limitée reste sans doute la destruction de l’environnement.
Les grandes entreprises ne s’intéressent qu’au profit immédiat de leurs actionnaires.
Elles détruisent la faune et la flore sans égard aux conséquences pour les générations futures.
Ce milieu est pourtant à la source même de notre survie !
De leur côté, les gens préfèrent consommer et gaspiller.
Nous achetons le plus souvent les produits de ces entreprises sans égard aux conséquences sur l’environnement.
Heureusement, cette attention sur le court terme n’est habituellement pas le résultat de la mauvaise foi, de la méchanceté ou du manque d’intelligence.
Elle découle surtout des limites de notre cerveau.
Il n’en demeure pas moins que nous avons la possibilité de privilégier des explications plus complètes, plus nuancées, qui aussi tiennent compte des avantages substantiels que nous obtenons dans la longue durée.
La consommation à crédit suit exactement ce raisonnement.
À court terme, nous profitons de biens mais les taux d’intérêt nous les font payer beaucoup plus cher.
À l’inverse, une vision à long terme permet d’éviter de consacrer une partie de notre budget aux compagnies de crédit et augmente proportionnellement notre pouvoir d’achat.
Le refus de faire l’effort de réfléchir à plus long terme limite ainsi les avantages de nos décisions et de nos actions.
À ce sujet, Daniel Goleman2 cite une recherche3 très intéressante dans son livre intitulé L’intelligence émotionnelle. La voici. Vous allez voir, elle est surprenante !
Un expérimentateur a mis des bonbons au centre d’un cercle que formaient des enfants de quatre ans. Il leur a ensuite dit qu’il s’absenterait pour faire une course. Ceux qui ne voulaient pas attendre pouvaient prendre un bonbon tout de suite, mais ceux qui attendraient son retour auraient droit à deux.
Les enfants étaient filmés et savaient qu’ils ne pouvaient pas outrepasser la consigne. Dès le départ de l’expérimentateur, certains enfants se sont précipités sur les bonbons tandis que d’autres multipliaient les « stratégies » pour résister à la tentation. Ils chantaient, se cachaient les yeux, faisaient des culbutes.
L’étude s’est poursuivie avec les mêmes sujets 12 et 14 ans plus tard; le résultat s’est avéré remarquable. La majorité des adolescents qui, enfants, avaient maîtrisé leur désir, étaient confiants et savaient où ils allaient. De leur côté, plusieurs de ceux qui n’avaient pas pu se retenir avaient vécu des échecs, étaient facilement contrariés, savaient moins ce qu’ils voulaient.
Voici un autre exemple, cette fois un brin caricatural.
Imaginez un couple fraîchement uni qui s’achète une maison, des meubles neufs et vit nettement au-dessus de ses moyens.
Les tourtereaux continuent ainsi pendant quelques années avant de faire faillite.
En poursuivant de la sorte, les pauvres époux connaissent des difficultés financières le reste de leur vie…
Un autre couple décide de vivre au-dessous de ses moyens pendant quelques années et d’économiser l’argent nécessaire pour acheter une maison et des meubles selon leurs moyens.
Ils paient rapidement la maison et leurs conditions de vie s’améliorent tant qu’ils gèrent autant la satisfaction de leurs besoins que l’argent dont ils disposent.
Ces exemples nous montrent combien nous gagnons à maîtriser la satisfaction de nos désirs.
Lorsque les projets sont réalistes, leur réalisation à long terme sera toujours garante d’avantages substantiels.
L’art de ne jamais avoir tort
Il existe d’autres moyens de valider nos explications lorsqu’elles sont inexactes.
C’est le cas de ce que l’épistémologue Karl Popper4 a nommé les stratagèmes immunisateurs.
Ce sont des affirmations qui semblent prouver des hypothèses même lorsque ces hypothèses échouent lamentablement.
Le « stratagème » consiste en ce que le contenu des affirmations demeure absolument invérifiable !
Ainsi, elles semblent se confirmer quel que soit le résultat obtenu !
C’est la raison pour laquelle il est si facile d’y croire.
Pour clarifier tout cela, voici quelques exemples.
Sans vouloir amorcer un débat sur l’existence de Dieu, je dirai que la religion nous fournit d’excellentes illustrations de ces stratagèmes.
Quand une personne pieuse affirme à un non-croyant: « Dieu te donnera la foi seulement si ton cœur est ouvert », à aucun moment l’existence de Dieu n’est mise en cause. Seule compte l’ouverture du cœur…
Ainsi, quelles que soient les convictions du non-croyant, le stratagème fonctionne: s’il se met à croire, ce sera parce qu’il aura « ouvert son cœur », sinon…
De la même manière, quoi qu’il arrive, en affirmant qu’il s’agit de la volonté de Dieu, on semblera toujours « prouver » que Dieu est la cause des événements.
Aucune autre possibilité ne semble pertinente.
Enfin, pour prendre un exemple plus commun, le fait de dire à une personne qu’elle ne profitera de nos conseils que si elle est prête à les mettre en pratique procède du même stratagème.
Si cette personne en profite, c’est qu’elle est prête, sinon, elle ne l’est pas…
À aucun moment nous n’examinons la valeur des conseils.
Tous ces exemples montrent que nous ignorons souvent les informations qui, au lieu de valider nos hypothèses, risqueraient de les réfuter.
Un peu d’astrologie avec ça ?
Parmi ces erreurs, nous pouvons également croire que certaines choses vont se produire sans toutefois déterminer de période de temps limite.
C’est d’ailleurs le cas des « prédictions » astrologiques.
Imaginez que je vous prédis un nouvel emploi. Et imaginez que vous me croyez…
Tant que vous attendez ce nouvel emploi, vous présumez que ma prédiction est véridique.
Elle est en attente de confirmation.
Vous gardez ainsi ma prédiction disponible en mémoire jusqu’à ce que les événements semblent l’attester.
Après tout, d’ici quelques années, il se peut que vous changiez d’emploi, et ma divination se vérifiera !
Malheureusement, entre vous et moi, je n’ai aucun don de clairvoyance.
J’ai simplement mis en relief une forme d’attention sélective qui fait que, lorsque nous croyons quelque chose, nous cherchons à le confirmer.
Pour continuer mon exemple, je peux présumer que, après quelques années, tant que vous resterez au même emploi, vous ne remettrez pas ma prédiction en question: elle ne sera qu’en attente d’être prouvée.
Pourtant, après un certain délai, on a tout le loisir d’interroger la validité de ma prédiction.
Statistiquement, l’attente augmente aussi les chances que les événements « prédits » se produisent…
Une autre illustration provient encore de l’astrologie.
En plus de l’habituelle généralité de ses prédictions, nous oublions souvent que certains événements se produisent toujours, pour peu que nous soyons patients.
Aucun besoin de consulter les astres ou la perception extrasensorielle pour constater que nous allons parfois bien et que nous sommes parfois déprimés.
Que chaque année, nous faisons de nouvelles connaissances.
Et ainsi de suite.
Voici un court texte de mon cru qui reproduit les propos que vous pourriez trouver dans l’horoscope des journaux et des magazines:
Il semble parfois que votre vie ressemble à une montagne difficile à escalader, mais la plupart du temps vous ressentez l’énergie nécessaire pour relever les nouveaux défis. Autour de vous, vos amis vous donneront le réconfort dont vous avez besoin. À certains moments, vous manquez de confiance mais votre tempérament combatif vous fait affronter l’avenir avec optimisme.
Cet extrait contient assez d’imprécision pour qu’une part (très) importante de la population s’y reconnaisse.
La majorité des gens ont quelques amis, manquent parfois de courage et arrivent à relever des défis…
Enfin, les prédictions sont essentiellement axées sur les aspects positifs, comme l’argent ou l’amour.
Nous risquons davantage de croire aux compliments et aux bonnes nouvelles qu’aux insultes et aux mauvais augures !
Nous sommes friands de ces discours truffés d’éloges, même s’ils ne nous correspondent pas vraiment.
Et on nous annonce rarement des catastrophes.
C’est que le très lucratif marché de la voyance veut garder ses clients, et un client encensé est un client qui revient…
Pour le soutien moral, ça peut aller…
Mais en ce qui a trait à la véracité de leurs augures, peut-être serait-il bon de resserrer un peu les critères d’analyse…
Une récente recherche a d’ailleurs montré à quel point nos croyances peuvent influencer notre candeur.
Les expérimentateurs ont montré à l’œuvre un pseudo médium supposé avoir des dons de télépathie, notamment pour identifier les cartes que les sujets avaient choisies.
Parmi les 91 personnes qui ont participé à l’expérience, celles qui croyaient déjà au paranormal n’ont pas remis en question les résultats et les ont plutôt utilisés pour « prouver » leurs croyances.
À la différence, leurs homologues plus sceptiques n’ont pas conclu de la même manière5.
Et il s’agissait d’une réelle mystification…
Alors imaginez dans la vie de tous les jours combien, sans esprit critique et sans remettre en question nos croyances, des vessies peuvent se faire passer pour des lanternes !
Ces exemples montrent que plus une information est ambiguë, plus il est facile de croire en sa confirmation.
Il sera ensuite plus difficile de réviser les nouvelles informations que nous aurons intégrées à nos croyances.
Nous choisissons aussi les éléments que nous retiendrons pour confirmer nos croyances.
Par exemple, la maxime « Jamais deux sans trois » arrête notre attention sur un nombre déterminé d’événements: deux et trois.
Quatre, cinq ou six autres événements peuvent ensuite survenir, cela ne change rien car notre attente est satisfaite. Après trois, nous relâchons notre attention et confirmons la maxime !
Et les émotions dans tout ça ?
Les émotions influencent aussi grandement nos mauvaises interprétations.
Croire que la file d’attente que nous choisissons à la caisse de l’épicerie est toujours plus longue pour nous vient de ce que nous remarquons seulement les occasions où l’attente nous excède.
Pour forger la croyance en notre « malchance systématique », nous ne retenons que les moments où nous sommes émotionnellement sollicités, c’est-à-dire lorsque nous éprouvons de l’irritation, de l’impatience, de la tristesse, etc.
De ce fait, nous remarquons plus difficilement les moments où tout va bien.
Ce phénomène se manifeste aussi dans la représentation que nous nous faisons des autres.
Une des cousines de Jacques l’a déjà mis mal à l’aise sans le savoir.
Et ça n’est arrivé qu’une ou deux fois.
Pourtant, même si cette cousine se comporte correctement le reste du temps, Jacques a mémorisé (et bien retenu) ces rares occasions désagréables.
Même si notre cerveau travaille à nous protéger, à éviter les événements déplaisants, ce mécanisme psychologique a des limites.
Il tire des conclusions souvent insuffisantes qui provoquent des réactions inadaptées comme celle de Jacques, qui s’est mis à éviter systématiquement sa cousine.
La Lune, les semailles, les naissances, les cheveux et le sucre à la crème
Je pourrais continuer de décrire nos erreurs de raisonnement quotidiennes très longtemps encore.
J’ajouterai cependant un exemple que j’affectionne beaucoup.
Il s’agit de l’influence que la Lune semble avoir sur le cours des événements les plus divers.
Depuis toujours, l’astre de la nuit nous a fascinés.
Aux quatre coins du monde, les gens lui ont attribué des pouvoirs mystérieux et maléfiques.
Pensez par exemple à la légende des loups-garous.
Une des ces croyances, qui perdure encore aujourd’hui, affirme qu’il y a plus de naissances les nuits de pleine Lune. Même le personnel des hôpitaux en est convaincu !
Malheureusement pour eux, les statistiques des hôpitaux qui compilent les dates et le nombre d’accouchements n’augmentent aucunement les nuits de pleine lune.
En fait, lorsque la Lune est pleine, ces personnes s’attendent à ce qu’il y ait plus de naissances.
Elles dirigent ainsi leur attention sur chaque femme enceinte qui devient chaque fois une nouvelle « preuve » pour confirmer cette croyance.
Si la Lune a bien un effet sur les marées, c’est que la quantité d’eau est assez grande pour permettre à sa force de gravité d’exercer cette influence.
Le poids du liquide amniotique d’une future mère n’est pas suffisant pour produire un tel effet !6
L’attention nous permet de mieux mémoriser les événements sur lesquels nous la concentrons.
Par contre, les gens ne portent pas attention au nombre de femmes enceintes les autres nuits: les seules données qui réfuteraient leurs attentes.
Ensuite, si nous demandons à ces personnes s’il y a eu plus de naissances à la pleine Lune, elles rechercheront en mémoire les souvenirs qui valideront leur hypothèse.
Elles ne se remémoreront pas le nombre de naissances des autres jours du mois !
Et ces attentes envers notre pauvre satellite ne se limitent pas aux naissances.
La pleine Lune est supposée augmenter aussi le nombre d’appels d’urgence, de suicides, de crimes; elle agite les enfants, les patients psychiatrisés et les agriculteurs étudient ses différentes phases pour en « maximiser » les effets au moment des semailles.
La Lune aurait aussi un effet magique sur les cheveux et sur le sucre à la crème.
Il va sans dire que cette liste n’est pas exhaustive…
Cette distorsion montre combien les phénomènes marquants nous impressionnent naturellement: La lune, dans le ciel, est un formidable luminaire !
Nous donnons ainsi du crédit à des impressions absolument incertaines, ce qui donne l’impression de toucher la vérité.
Le problème, c’est que ces croyances persistent même lorsque nous sommes confrontés à des informations qui les invalident.
Cela signifie que les gens convaincus de l’influence de la Lune ne tiendront tout simplement pas compte des statistiques des hôpitaux et continueront de croire que plus d’enfants naissent lorsqu’elle est pleine.
Leurs croyances, mêmes fausses, résistent même à l’épreuve des faits…
En terminant, j’aimerais vous raconter l’histoire d’un vendeur très spécial. Il sillonnait les champs aux États-Unis au 19e siècle pour vendre un fameux élixir censé guérir les hommes de l’impuissance.
Une sorte de Viagra avant la lettre…
Il en a vendu beaucoup.
Mais il mentionnait toujours un petit détail à ses clients au moment de la vente: le produit ne fonctionne que sur les hommes intelligents.
Il n’a jamais reçu une seule plainte ni demande de remboursement…
Si cet article vous a plu, sachez qu’il est tiré de mon livre Petit traité antidéprime. Vous pouvez vous le procurer en version ebook pour le lire en entier.
Références
- GIGERENZER, G. (2000), Adaptive thinking: Rationality in the Real World, Londres, Oxford University Press, 344 p.
- GOLEMAN, D. (2014), L’intelligence émotionnelle (L’intégrale), Paris, J’ai Lu, 924 p.
- Shoda, W. Mischel et P. K. Peake (1990), « Predicting adolescent cognitive and self-regulatory competencies from preschool delay of gratification », dans Developmental Psychology, vol. 26, no6, p. 978-986.
- POPPER, K., Objective Knowledge: An Evolutionary Approach, 1972, Rev. ed., 1979.
- HERGOVICH, A. (2004), «The effect of pseudo-psychic demonstrations as dependent on belief in paranormal phenomena and suggestibility», in Personality and Individual Differences, vol. 36, p. 365-380.
- Sur cette expression spécifique du biais de confirmation en psychologie, voir G. O. Abell et B. Greenspan (1979) dans leur analyse « Human Births and the Phase of the Moon », dans New England Journal of Medicine, vol. 300, p. 96.
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