Je dois vous avouer que j’ai hésité à publier sur mon blogue l’article que voici.
La raison de cette hésitation est double…
Tout d’abord, cet article fait un texte de presque 5000 mots.
C’est long ! (Même si de longs-articles-qui-vont-en-profondeur est la « marque de commerce » de mon blogue.)
Mais en même temps, je ne me voyais pas le couper en deux.
Ensuite, je ne veux pas que vous pensiez que tous mes livres ni mon blogue sont aussi denses…
Cet article est un véritable pavé sur un sujet de psychologie.
Je le présente parce qu’il explique pourquoi nous sommes capables de prendre du recul face aux événements et sur quoi repose le recadrage.
Mon article risque même de contenir certaines choses qui vous surprendront et vous seront très utiles si vous avez l’intérêt de le lire…
Pourquoi diantre parler de « conscience », surtout ici (alors que tout allait si bien) ?
Pour bien affermir le terrain sur lequel vous aménagerez votre bien-être, je vais présenter les fondements du recadrage et les enjeux qu’il soulève.
Revenons d’abord quelques instants sur ce formidable outil qu’est notre cerveau.
Au cours de l’évolution, notre cerveau s’est doté de capacités, comme le langage, qu’il est le seul à posséder de façon aussi manifeste.
Mais la plus remarquable de ses capacités reste sans doute la conscience.
En elle-même, la notion de conscience reste problématique et occupe depuis longtemps les philosophes.
Et même si la science explique des phénomènes aussi complexes que le fonctionnement d’une étoile ou d’une cellule, elle a fait très peu de lumière sur les mystères de la conscience humaine.
Nous utilisons fréquemment le mot « conscience » mais, la plupart du temps, nous sommes incapables de la décrire. Alors, comment définir une notion aussi complexe ?
Je dirai simplement que la conscience est la capacité de nous détacher de la seule expérience présente de l’environnement.
Grâce à la conscience, nous pouvons réorganiser les informations que nous avons mémorisées des événements sans qu’ils ne soient présents.
Par exemple, je sais que le chat miaule.
Je sais aussi qu’il ne caquette pas même si je n’ai pas visité de basse-cour récemment !
En ce sens, la conscience permet l’abstraction des informations issues de l’environnement.
C’est elle qui combine nos connaissances grâce au processus du raisonnement. Ce mécanisme nous permet de prévoir les événements et d’y adapter nos comportements.
Voici un exemple.
Lorsque nous nous disons que nous avons faim, nous utilisons certaines informations, comme les crispations et les gargouillis de l’estomac, pour savoir qu’il serait temps de manger.
Il s’agit d’une conclusion consciente dans la mesure où nous connaissons la faim et prévoyons nous nourrir en conséquence.
Dans un cas semblable, un animal ne s’arrêtera pas, songeur, sur son état d’inanition en se demandant quel moment serait le meilleur pour trouver de la nourriture. Il passera simplement à l’action !
Évidemment, bien des nuances pourraient être apportées: de nombreux animaux, comme les grands primates, possèdent plusieurs capacités cognitives communes aux être humains1.
Cette distance face aux événements a également la particularité de nous inclure: nous nous observons nous-mêmes en train d’observer quelque chose.
Et cela se manifeste sous la forme d’une réflexion intérieure sur nous-mêmes: « J’ai faim ! ».
Bernard Balleine et Anthony Dickinson2 ajoutent que la conscience reflète nos états biologiques, comme les émotions, pour nous permettre de formuler des intentions, des désirs et d’évaluer nos propres croyances.
La conscience s’avère donc un outil d’adaptation extrêmement efficace puisqu’elle nous permet de percevoir et d’analyser nos propres états.
C’est d’ailleurs en ces termes qu’Allen Newell et Herbert Simon, deux pionniers des sciences cognitives, ont décrit l’analyse à laquelle l’être humain procède en de nombreuses situations.
Dans leur remarquable ouvrage intitulé Human Problem Solving, les auteurs postulent que nous atteignons nos objectifs en résolvant les problèmes successifs que pose l’environnement.
Nos pensées motivent les actions grâce auxquelles nous atteignons nos buts en économisant temps et efforts.
Ainsi, être conscient de la sensation de faim permet de comprendre notre besoin de nourriture et de prendre des mesures efficaces pour y subvenir.
La conscience est en quelque sorte une interface entre nos besoins biologiques et les processus cognitifs qui nous permettent de les satisfaire.
Des recherches plus récentes ont démontré le rôle actif que joue le cortex du lobe préfrontal dans le fonctionnement de cette capacité singulière3.
Associée à la mémoire de travail, cette zone gère des activités cognitives supérieures comme le raisonnement, la prise de décision et la planification.
De plus, en relation avec l’attention, elle jouerait un rôle primordial dans la manipulation abstraite des informations: la fameuse conscience4.
Au cours de l’évolution, le cortex cérébral a été la dernière partie du cerveau à se développer.
Le cortex du lobe frontal est aussi le dernier à parvenir à maturation au cours de notre développement.
La myéline, une substance qui forme une gaine autour des neurones et augmente considérablement la vitesse de l’influx nerveux, n’apparaît que vers l’âge de huit ou neuf ans dans cette région du cerveau.
Non seulement le cortex du lobe frontal donne accès à des comportements beaucoup plus complexes, mais il favorise également l’adaptation en contrôlant les parties plus primitives du cerveau, particulièrement le système limbique qui engendre les émotions.
Il est donc faux de croire que la « raison » (conscience, raisonnement, etc.) et les émotions s’opposent.
Elles dépendent de parties différentes du cerveau qui sont en interactions constantes.
Ainsi, nous avons tout avantage à utiliser les ressources de cette partie plus « perfectionnée » du cerveau, au lieu de laisser libre cours à des réactions et des émotions négatives qui nous rendront malheureux.
La métacognition: l’art d’influencer notre interprétation
Délaissons maintenant la notion de conscience pour nous intéresser à une autre qui s’y rapporte directement, la métacognition.
Lorsque, dans une réception, vous évitez de justesse la catastrophe en retenant un commentaire qui allait faire verdir d’embarras la personne à qui il s’adressait, vous utilisez la métacognition.
La métacognition correspond plus précisément à l’activité de recadrage, que vous apprendrez à utiliser contre vos distorsions cognitives.
Elle désigne l’attention que nous dirigeons sur nos propres pensées pour les contrôler.
Composée du préfixe méta qui signifie « au-dessus », la métacognition nous permet de modifier nos propres processus cognitifs en les comprenant et en les évaluant.
Plus précisément, la métacognition, qui constitue essentiellement une activité de contrôle, est la pensée qui se prend elle-même comme sujet de pensée.
C’est encore la métacognition qui est à l’œuvre lorsque nous rêvons de chocolat et que nous nous convainquons ensuite qu’il est préférable de ne pas y penser…
Le recadrage consiste justement à concentrer notre attention sur ce qui se passe en nous.
Mais nous ne contrôlerons jamais le contenu de nos pensées si nous ne possédons pas, au préalable, quelques astucieux moyens de réussir.
La métacognition se manifeste à travers plusieurs activités cognitives habituellement reliées à la mémoire.
Et il existe plusieurs types de métacognition, par exemple:
- Il y a le jugement que nous portons sur notre apprentissage (judgment of learning5). C’est ce qui nous permet d’évaluer le temps nécessaire pour étudier suffisamment avant un examen.
- Il y a aussi la connaissance des informations que nous avons en mémoire mais dont nous ne pouvons pas toujours disposer (feeling of knowing6). C’est exactement ce qui se passe lorsque nous avons un mot sur le bout de la langue…
Un des avantages de la métacognition consiste à suivre l’élaboration de nos pensées (les distorsions cognitives, par exemple) et à prévoir leurs conséquences.
Son utilisation devient ainsi avantageuse dans des domaines tels que l’identification de nos erreurs, la concentration sur des informations positives plutôt que négatives, la résolution de conflits et la maîtrise de nos émotions7.
Mais le contrôle métacognitif s’exerce aussi dans d’autres activités, comme la compréhension de ce que nous lisons8 ou l’élaboration de stratégies aux échecs9.
Ce mécanisme d’autorégulation s’avère incroyablement riche d’applications et plusieurs chercheurs s’y intéressent activement10.
Pour mieux décrire le fonctionnement de la métacognition, je m’inspirerai de la description qu’en font Nelson et Narens11.
Il s’agit d’une relation entre deux niveaux de conscience des choses:
Le premier niveau est celui de l’information « brute ».
Par exemple, c’est la situation qui se présente lorsqu’une personne nous manque de respect ou lorsque nous nous souvenons de ses paroles blessantes.
C’est à ce niveau que se manifestent rapidement les distorsions cognitives.
Dans la majorité des cas, ces informations primaires génèrent des réactions vives et des émotions comme la tristesse, la colère ou le ressentiment.
Le second niveau est le niveau métacognitif (méta-niveau: « au-dessus »).
Il permet de manipuler les informations du premier niveau pour les évaluer et modifier les conclusions souvent automatiques auxquelles nous parvenons au premier niveau.
La métacognition révise leur signification et minimise leur potentiel destructeur.
Ce contrôle demande un effort supplémentaire car il fait appel à d’autres ressources, comme nos connaissances en mémoire et nos raisonnements.
Je vous rappelle que ce sont nos réactions néfastes qui nous rendent malheureux.
Elles empruntent différents visages dont voici seulement quelques exemples:
- Tristesse chronique;
- Susceptibilité;
- Autodénigrement;
- Culpabilité;
- Incapacité d’accepter des événements passés;
- Manque de confiance en soi;
- Rejet des autres.
Si vous développez l’utilisation de ce niveau supérieur de pensée, vous profiterez davantage de vos expériences pour corriger vos interprétations des événements, sauvegarder votre estime de soi et éviter des réactions négatives.
Le contrôle métacognitif deviendra en quelque sorte le « but » que vous donnerez à votre propre pensée.
Grâce à ce procédé, les retours sur vos expériences seront nombreux et bénéfiques. Les résultats positifs que vous obtiendrez enrichiront votre estime de soi. Et vous utiliserez davantage ces connaissances pour comprendre vos futures réactions. |
Pour reprendre l’exemple du manque de respect, au lieu de réagir automatiquement, ce niveau supérieur d’analyse vous aidera à reconnaître la situation de conflit, exactement comme les « symptômes » vous font identifier la faim.
Conscients des conséquences, vous modérerez votre agressivité envers la personne qui vous offense tout en empêchant ses paroles de vous dévaloriser à vos propres yeux.
La métacognition articule ainsi le sens que vous donnez à vos propres états, qu’ils soient physiques, cognitifs ou émotionnels, pour vous aider à réagir de manière plus appropriée aux événements.
Ce faisant, vous analysez vos pensées et vos réactions comme n’importe quel autre événement, pour mieux saisir leurs conséquences mais surtout pour les influencer positivement.
Cette mesure instaure une distance entre vous-mêmes et les événements.
Ainsi, elle vous rend aptes à sélectionner favorablement les informations, à contrer vos distorsions cognitives, à obtenir des conclusions plus valides et à goûter au bien-être qui en résulte.
Cette marge entre nous-mêmes et le monde modifie notre attitude générale en fonction du résultat que nous désirons atteindre: le bonheur, dans le cas de ce livre et de mon blogue.
Grâce à la métacognition, nous pouvons utiliser notre connaissance des distorsions cognitives et de nos réactions morbides pour les corriger et vivre plus heureux.
Des recherches ont d’ailleurs démontré la relation entre la métacognition, la mémoire de travail et le lobe frontal.
Des patients souffrant d’une lésion de cette zone se sont révélés plus obstinés à maintenir des comportements inefficaces12.
Des études utilisant l’imagerie cérébrale ont aussi établi que de nombreux cas de comportements violents, même chez les tueurs en série, impliquaient un déficit du lobe frontal13.
Dans ces cas, la défaillance des capacités de contrôle empêche l’individu de ressentir de l’empathie et d’inhiber son agressivité.
Comme l’ont noté d’autres chercheurs14, la psychologie gagnerait à mieux comprendre les processus modérateurs dont nous disposons tous.
C’est ce fantastique potentiel que recèle la métacognition en évitant les pensées erronées même lorsqu’elles sont devenues automatiques.
Plus qu’un simple contrôle, la métacognition raffine notre interprétation et l’ensemble de nos attitudes.
Mais pour corriger efficacement vos distorsions cognitives, vous devez d’abord être convaincus qu’il s’agit d’erreurs dont les conséquences sont néfastes.
Et pour contrôler ces pensées destructrices, vous devez savoir comment elles s’élaborent.
Ces informations constituent les références grâce auxquelles vous exercerez votre régulation consciente.
En effet, comment pourrais-je m’abstenir de généraliser une pensée contre moi-même si j’ignore que la généralisation existe et qu’elle est même fréquente ?
Pourquoi ferais-je l’effort de la corriger si je ne sais pas qu’elle mène à des conséquences aussi inutiles que fâcheuses ?
Je continuerai plutôt à croire en la justesse de mes conclusions et à m’acharner contre moi-même…
Si la métacognition est un état actif d’analyse, l’habitude, de son côté, fait plutôt appel à des réactions automatiques dont l’aspect sécuritaire a été garanti par une inlassable répétition.
L’automobiliste qui emprunte pour la première fois un chemin sinueux restera concentré sur la route.
Tous ses sens seront en alerte.
Ce sera différent si ce conducteur emprunte le même chemin chaque jour depuis dix ans: il le connaît par cœur et le parcourt machinalement.
En ce qui nous concerne, nous utiliserons le recadrage entre ces deux extrêmes: il sera suffisamment automatique pour que nous y recourions lorsque nous en avons besoin et suffisamment conscient pour nous empêcher de réagir de façon rapide et destructrice.
Un contrôle en quatre phases
Dans ses recherches, Arthur Shimamura15 a identifié quatre phases dans le contrôle qu’exerce la métacognition.
Je vais les présenter brièvement, mais nous reviendrons sur la manière générale d’utiliser ces possibilités à notre profit.
1. La sélection
La sélection est notre capacité à concentrer notre attention sur les phénomènes de l’environnement grâce à la perception (processus bottom-up) et aux informations emmagasinées en mémoire (processus top-down).
Cette étape active les connaissances dont nous disposons déjà sur le monde.
2. La conservation
La conservation représente la capacité de garder actives en mémoire de travail les informations nécessaires pour réfléchir.
Sans cette mémoire, nous ne pourrions réaliser nos activités quotidiennes car nous oublierions tout ce que nous faisons à mesure que nous le faisons… pas très pratique !
3. La mise à jour
La mise à jour est cette étape qui réorganise le contenu de nos connaissances afin que nous réussissions mieux nos activités.
Il s’agit d’une modification dynamique des informations stockées provisoirement en mémoire de travail.
4. La redirection
La redirection constitue la capacité à changer de processus cognitif au cours d’une activité.
Cette étape implique une modification globale du traitement des informations.
Un processus qui filtre les informations
Le modèle de Grossberg16 met de l’avant les mêmes distinctions que le modèle de Shimamura.
Le contrôle qu’effectue le cerveau agit comme une sorte de filtre qui sélectionne les informations pertinentes et élimine celles qui sont inutiles ou qui pourraient nuire à la réalisation de nos activités.
C’est ce qui se passera lorsque nous remettrons en question nos conclusions et nos croyances.
D’ailleurs, le recadrage désigne exactement l’emploi de la métacognition: il s’agit de changer le cadre de référence pour éviter les distorsions qui nous rendent malheureux.
À mesure que vous maîtriserez l’usage de cet inestimable outil, vous constaterez que vos conclusions, qu’elles concernent votre vie, votre identité, vos relations interpersonnelles ou vos propres réactions, seront beaucoup plus harmonieuses et plus positives !
Voici un exemple détaillé.
Imaginez un homme qui attend sa conjointe pendant une heure à un rendez-vous, en fin d’après-midi. Ce délai écoulé, il s’inquiète et se demande si elle ne l’a pas oublié…
À ce moment, elle lui envoie un texto et il apprend qu’elle a eu un imprévu à son travail et ne pourra aller le rejoindre.
La première réaction de cet homme est un mélange de déception et de ressentiment.
Il se demande pourquoi elle ne l’a pas averti de la possibilité qu’elle ne se présente pas. Il ressent un profond mécontentement.
Ses pensées et ses émotions se concentrent seulement sur les aspects négatifs de la situation: il s’est inquiété, il a perdu son temps, l’activité est annulée, etc.
Cette distorsion développe des sentiments éprouvants, comme la colère, et les entretient.
Pourtant, en identifiant ses distorsions cognitives et en remettant son interprétation en question, cet homme peut se concentrer plutôt sur les aspects positifs, comme l’heure agréable passée à lire dans un parc pendant qu’il attendait.
Il constate également qu’il est libre de se promener encore avant de rentrer tranquillement à la maison.
Au lieu de se fâcher, il décide même de préparer un excellent repas !
À son retour, anxieuse de la réaction de son conjoint et fourbue par sa journée de travail, sa femme est surprise de le voir tout souriant. Et comble de stupéfaction, il lui sert un magnifique repas.
Grâce au recadrage de la situation, cet homme s’est non seulement empêché de provoquer une crise conjugale inutile (elle n’était pas fautive) mais il a passé une excellente soirée en compagnie de son amoureuse.
C’est ce genre de choix qui pave de bonheur la voie de notre quotidien.
L’issue positive de cet exemple illustre combien il peut être profitable d’utiliser chaque jour le recadrage.
À travers cette attitude constructive, vous élaborerez progressivement de nouvelles références de réactions, positives celles-là, qui s’activeront de plus en plus rapidement en mémoire à mesure que vous les répéterez.
C’est à partir de ces bases neuves que vous réagirez positivement et de plus en plus facilement à mesure que vous ancrerez cette salutaire habitude.
Quelques précisions sur la définition du recadrage
Avant d’aller plus loin (car cet article est loin d’être terminé… je vous avais dit qu’il irait en profondeur !), j’aimerais apporter quelques précisions concernant mon emploi de certains termes liés à la métacognition.
Premièrement, je donne à l’expression recadrage le sens de l’évaluation de nos croyances et la révision des distorsions cognitives qui nous rendent tellement malheureux.
Le recadrage consiste donc à mettre en doute nos interprétations pour savoir si des erreurs s’y sont glissées.
Deuxièmement, j’utilise le terme déconstruction dans son sens le plus élémentaire qui signifie « défaire » les conclusions des distorsions cognitives.
Il s’agit encore de procéder à la révision de nos interprétations, afin de défaire le sens de nos conclusions inutilement négatives.
Troisièmement, je parle indifféremment d’« analyse », de « conscience » ou de « distanciation ».
Pour éviter la confusion, je préfère spécifier tout de suite que, par ces termes, je désigne toujours le recadrage.
Ces petites précisions étant faites, revenons au recadrage lui-même.
Si notre interprétation et les distorsions cognitives influencent notre perception des événements, le recadrage, quant à lui, modifie aussi notre vision de la vie.
Mais quelle forme ce phénomène emprunte-t-il à travers nos activités courantes ?
La finalité de notre cerveau est de comprendre le monde qui nous entoure ainsi que les relations que les événements entretiennent entre eux, et ce, pour mieux les prévoir.
Cette capacité est essentielle à notre survie et, depuis la nuit des temps, nous a conféré de nombreux avantages.
Contrairement aux autres espèces animales, nous transformons l’environnement à notre avantage.
Il y a des dizaines de milliers d’années, la sédentarisation de petits groupes d’humains a été possible lorsqu’ils ont compris que, si on les arrosait, les graines croissaient une fois plantées dans le sol.
À partir de ce moment-là, au lieu de se déplacer continuellement pour trouver des végétaux comestibles, ils en ont contrôlé le développement à proximité de leurs habitations.
Aujourd’hui, l’agriculture et l’élevage continuent de nous fournir la nourriture dont nous avons besoin.
C’est pourquoi toutes nos pensées et tous nos comportements impliquent toujours un objectif.
Tous nos actes s’orientent toujours vers un but précis, qu’il soit banal, comme se nourrir, ou remarquable, comme l’interminable grève de la faim du Mahatma Gandhi, en 1921, pour apaiser le soulèvement de ses compatriotes.
Qu’il s’agisse de la mémoire, du raisonnement ou de la prévision des réactions des autres, notre cerveau favorise notre survie.
Même la respiration possède un objectif précis.
Elle maintient l’échange gazeux nécessaire au fonctionnement de nos cellules.
En toutes circonstances, une raison particulière motive ainsi la plus dérisoire de nos actions.
Notre capacité à identifier le but d’une action nous aide aussi à comprendre le comportement des autres.
Par exemple, lorsque nous trouvons qu’une personne agit étrangement, c’est justement parce que nous ne sommes pas capables d’identifier les motivations derrière son comportement, autrement dit, ses buts.
Quand nous croyons qu’une personne est « folle », c’est d’ailleurs habituellement parce que nous n’arrivons pas à comprendre le but de son comportement…
Nous distinguons ainsi les comportements rationnels de ceux qui ne le sont pas.
Gilbert Harman17 précise cette perspective en définissant l’attitude rationnelle à travers deux volets.
Le premier volet est celui de la rationalité théorique, laquelle consiste simplement à entretenir des croyances qui décrivent correctement la réalité.
Cela correspond exactement à une notion dont j’ai déjà parlé, la validité, qui est essentielle pour construire des connaissances qui nous aideront à améliorer notre sort et à éviter le malheur.
Le second volet est celui de la rationalité pratique, laquelle consiste à adopter les comportements les plus appropriés pour réaliser nos objectifs.
Or, un but majeur de la vie consiste justement à être heureux, c’est-à-dire à combler nos besoins et à nous épanouir de la manière la plus efficace possible.
Nos connaissances constituent les informations que nous considérons comme « vraies » et appropriées pour nous épanouir dans notre environnement.
Alors, ce qui n’aide pas à combler nos besoins sera donc jugé invalide.
Par exemple, si mon besoin est d’entretenir de saines relations avec les autres, il ne me sera pas très utile de croire que les autres me doivent tout est que je dois toujours être très exigeant envers eux…
Malheureusement, aucun mode d’emploi ne nous permet de découvrir que nos croyances nous nuisent au lieu de nous aider.
Ces croyances qui nous rendent malheureux, ce sont nos distorsions cognitives, nos conclusions invalides.
Nous n’avons donc que des avantages à les éliminer !
Le recadrage englobe ainsi la définition de la rationalité mentionnée par Harman.
Elle consiste à comprendre la manière dont nous interprétons tout ce qui nous arrive pour l’enrichir d’autres possibilités.
Cela nous permet d’atteindre nos buts (rationalité pratique) de façon efficace et réaliste (rationalité théorique).
Cette attitude fera toute la différence dans une vie.
Une histoire de chaloupe et de rames
Imaginez un homme qui désire traverser une rivière en chaloupe mais qui ne connaît pas l’existence des rames.
En utilisant ses bras pour avancer, il se retrouve dans une situation plus difficile que s’il avait ramé.
Mais il ne sait pas que les rames existent et qu’elles auraient pu l’aider beaucoup !
Pour lui, il est normal d’avancer en poussant avec ses bras.
Imaginez sa surprise si quelqu’un lui donne des rames, lorsqu’il constatera avec quelle facilité il avancera alors !
La situation lui paraîtra tout à coup agréable, la solution, incroyablement simple et le changement apporté, absolument inestimable.
Comme cet homme, certaines personnes sont arrivées à la conclusion qu’il était normal qu’elles soient malheureuses.
Cependant, le recadrage peut faire office de rames.
En effet, des situations lourdes et apparemment sans issue s’évanouissent parfois, simplement parce que nous modifions notre perspective pour les résoudre.
Ainsi, vous « entraînerez » votre conscience à rester active à tout moment afin de purger vos croyances des distorsions cognitives qui les infestent.
Cela vous assurera des conclusions valides, propres à résoudre vos problèmes et à répondre adéquatement à vos besoins.
Nous pouvons poursuivre cet « assainissement » de la pensée autant dans nos souvenirs que dans notre vision de l’avenir.
Puisque vous connaissez maintenant les distorsions cognitives, comme l’idéalisation et la généralisation, vous pouvez commencer à les éviter.
Au lieu de pester inutilement contre une situation, glanez plus d’informations, cherchez des solutions en modifiant votre façon de l’interpréter.
Pour résumer ce que nous avons vu, voici une définition simple et générale du recadrage (métacognition), telle que vous l’utiliserez:
Le recadrage est la capacité de nous comporter de manière plus adaptée dans notre environnement.
Il gère de façon abstraite les informations dont nous disposons pour nous aider à comprendre nos croyances18 et nos comportements.
Il en déconstruit ensuite les effets négatifs en instaurant la distance de l’analyse entre nous-mêmes et chaque situation.
Cette aptitude nous permet de comprendre nos erreurs et de modifier nos croyances ainsi que nos réactions à notre avantage.
Chacun de nous est doué de capacités métacognitives et est donc capable d’utiliser le recadrage.
Pourtant, la majorité de la population n’utilise que très peu cette capacité dans ses activités quotidiennes.
Comme dans mon exemple du navigateur sans rames, nous devons d’abord savoir que le recadrage existe pour commencer à l’utiliser. Pour atteindre un but, nous devons obligatoirement connaître des moyens d’y arriver.
Nous avons tous la responsabilité d’utiliser ce merveilleux outil qu’est notre conscience.
Car c’est elle qui constitue le meilleur moyen de comprendre, de prévoir et de régulariser les événements importants de notre existence, bref le meilleur moyen d’atteindre notre bonheur!
Si cet article vous a plu, sachez qu’il est tiré de mon livre Petit traité antidéprime. Vous pouvez vous le procurer en version ebook pour le lire en entier.
Références
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- RUGG, M. D., P. C. Fletcher, P. M-L. Chua and R. J. Dolan (1999), «The role of the prefrontal cortex in recognition memory and memory for source: An fMRI study», in NeuroImaging, vol. 10, p. 520-529.
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- Voir DUNLOSKY, J. and T. O. Nelson (1992), «Importance of the kind of cue for judgments of learning (JOL) and the delayed-JOL effect», in Memory and Cognition, vol. 20, p. 374-380.
- Voir REDER, L. M. (1987), «Strategy selection in question answering», in Cognitive Psychology, vol. 19, p. 90-138.
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- TUHOLSKI, S. W., R. W. Engle et G. C. Baylis (2001), «Individual differences in working memory capacity and enumeration», in Memory and Cognition, vol. 29, number 3, p. 484-492.
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- SHIMAMURA, A. P. (2000), «Toward a cognitive neuroscience of metacognition», in Consciousness and Cognition, vol. 9, p. 313-323.
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- HARMAN, G. (1995), «Rationality», in E. E. Smith and D. N. Osherson (dir.), Thinking: An invitation to cognitive science, Cambridge, MIT Press, p. 175-211.
- Nos « croyances » sont quelque chose que nous pensons vrai mais qui n’est pas nécessairement fondé sur une information rigoureuse, fiable, valide et démontrable. Croire que je ne vaux rien ou que je ne peux rien réussir sont des exemples de croyances douteuses qui peuvent me rendre malheureux. Quant à elles, les conaissances sont censées reposer sur des informations valides et vérifiables. Savoir qu’une tomate mûre est rouge (et non verte) constitue autant une connaissance adaptée (considérée comme valide) que la différence entre les systèmes de référence inertiels dans la relativité restreinte d’Einstein… La distinction réside dans l’objet de la connaissance elle-même, les tomates ou la relativité, et son niveau de spécialisation. Un problème fréquent consiste à prendre une croyance pour de la connaissance…
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