On ne peut expliquer un paradoxe, non plus qu’un éternuement. D’ailleurs, le paradoxe n’est-il pas un éternuement de l’esprit ? (Émile Cioran)
Dans cet article, nous allons voir comment se forme un type d’incohérence dans notre identité qui est source de grands malaises autant que de conflits avec les autres.
Ce sera une première base pour voir comment vous pouvez améliorer les choses en vous-mêmes !
Tout le monde s’entend généralement pour dire qu’un dilemme est désagréable à vivre.
Dans ce genre de situation, nous devons choisir entre deux avenues qui présentent des aspects intéressants, mais en choisir une implique de laisser tomber l’autre.
La satisfaction que nous prévoyons retirer d’une possibilité diminue du fait que nous devons renoncer au plaisir potentiel de l’autre…
Reporté à l’identité, c’est un peu ce qui se passe lorsque deux visions de nous-mêmes s’écartent l’une de l’autre.
Et imaginez ce qui se passe lorsque plusieurs dimensions de notre identité entrent en conflit entre elles !
Comme nous l’avons vu avec les dimensions de soi, notre identité est fragmentée et nous valorisons davantage certaines informations plutôt que d’autres sur nous-mêmes.
Par exemple, Guillaume est portier dans un bar et il apprécie les arts martiaux.
Mais il poursuit également des études, il fait de la peinture et du théâtre et il est père de deux beaux enfants.
Son identité contient l’ensemble de ces informations.
Pour vivre en harmonie avec lui-même, il est préférable que Guillaume accepte toutes les facettes de ce qu’il est plutôt que d’en renier ne serait-ce qu’une seule.
En refusant ce qu’il est, il risquerait de provoquer en lui des conflits identitaires, d’éprouver des émotions négatives et de se rendre malheureux.
Bien sûr, dans cet exemple, Guillaume semble s’aimer et apprécier ce qu’il fait.
Mais les événements et la société ne nous permettent pas toujours de vivre aussi harmonieusement.
Alors, que se passe-t-il lorsque nous refusons en partie ce que nous sommes ?
Le problème est complexe.
Examinons d’abord la manière dont certaines de nos dimensions de soi s’articulent entre elles.
Le psychologue Edward Tory Higgins1 a longuement étudié les relations qui existent entre les images que nous avons de nous-mêmes et les écarts qui existent entre elles.
Il a observé que plusieurs formes de détresse personnelle découlent des divergences qui existent entre les différentes manières dont nous nous percevons, tant dans le moment présent que lorsque nous nous projetons dans l’avenir.
Des dimensions de soi qui s’écartent les unes des autres engendrent de la confusion et des émotions négatives.
Ce genre de conflit arrive à tout le monde.
Et heureusement, nous pouvons comprendre comment surgissent les écarts entre nos manières de nous percevoir, ce qui nous aide à harmoniser le contenu de notre identité.
Les multiples facettes de notre identité
Avant d’examiner l’effet de ces conflits identitaires, nous allons voir que nous nous percevons de six manières différentes.
Il y a d’abord les deux images que nous avons de nous-mêmes au présent, lesquelles sont fondées sur ce que nous savons de nous-mêmes et sur ce que nous croyons que les autres savent de nous-mêmes.
Ce que nous savons de nous-mêmes inclut tout ce que nous connaissons de nous-mêmes, à l’exception de nos relations avec les autres.
Il s’agit par exemple de nos goûts culinaires ou de notre endurance physique.
Ce que nous croyons que les autres savent de nous-mêmes inclut les marques d’appréciation que les autres nous expriment, ce qu’ils disent de nos valeurs ou de notre apparence physique.
Par exemple, lorsque votre sœur vous dit qu’elle apprécie votre entrain, elle enrichit votre vision de vous-même.
Prises ensembles, ces deux représentations forment la vision complète que nous avons de nous-mêmes au présent, comme l’illustre l’image ci-dessous.
Il s’agit de la portion la plus importante de notre identité.
Nous pensons à nous-mêmes au présent, bien sûr, mais nous pensons également à ce que nous pouvons devenir.
Notre identité nous permet d’interpréter les événements quotidiens, mais elle aide aussi notre imagination à projeter ce que nous deviendrons.
En fait, nous projetons dans l’avenir deux images idéales de nous-mêmes: celle que nous avons de nous-mêmes et celle que nous croyons que les autres ont.
La vision idéale que nous avons de nous-mêmes contient tout ce que nous projetons d’être à partir de nos valeurs et de nos intérêts.
Il s’agit de ce que nous voudrions être, de ce que nous souhaitons atteindre.
Ce sont nos aspirations, nos espoirs.
Par exemple, une adolescente qui valorise l’assiduité au travail et qui aime jouer avec les chiffres pourra rêver de travailler plus tard en administration ou en comptabilité.
Quant à la vision idéale que nous croyons que les autres ont de nous-mêmes, elle contient ce que nous croyons que les autres veulent pour notre avenir.
Mais ce que les autres désirent pour nous-mêmes entre souvent en conflit avec nos propres aspirations.
Le désir des parents de voir leurs enfants réaliser toutes sortes de choses en constitue un exemple classique.
Souvent, il n’y a rien de trop beau !
Encore faut-il que la personne concernée désire la même chose que les autres.
Sinon, les conflits sont inévitables…
Se définir de manière trop contraignante…
Il existe aussi des manières plus contraignantes de nous définir.
Ces images de soi se distinguent de celles que nous venons de voir parce qu’elles ne correspondent pas à ce que nous voulons être mais à ce que nous devons être en fonction de différentes obligations.
Ce que nous croyons devoir devenir n’est pas nécessairement fondé sur nos goûts et nos valeurs, mais plutôt sur des obligations que nous nous imposons.
Il s’agit de tout ce que nous croyons devoir faire ou devenir.
Et la société de consommation et de performance dans laquelle nous vivons nous répète inlassablement ses diktats que nous assimilons trop souvent…
En voici quelques exemples:
- Gagne beaucoup d’argent et aie l’air riche (quitte à t’endetter).
- Soit un modèle de santé et de performance et court au moins un marathon…
- Poursuit une carrière remarquable et bien en vue pour que les autres t’admirent.
- Démarque-toi des autres par tes voyages, ton mode vestimentaire, etc. (tout cela coûte aussi très cher)
Dans mon blogue, je vais combattre ces diktats dans la mesure où ils peuvent nous rendre malheureux.
Voici d’ailleurs un exemple de la manière dont ils peuvent générer un conflit identitaire.
Francis est un adolescent qui adore les arts.
Il aimerait bien devenir un artiste mais veut aussi gagner beaucoup d’argent.
Or, mis à part quelques exceptions, la pratique des arts permet rarement de devenir très riche…
À cause de l’obligation qu’il s’est donnée, Francis laissera peut-être son rêve de côté pour gagner un meilleur salaire dans un autre domaine.
Ce que nous devons être en fonction des autres et de la société contient tout ce que nous devons faire pour vivre avec les autres dans la société.
Contrairement à l’image de soi précédente, ces obligations nous sont imposées de l’extérieur.
Pour reprendre l’exemple de Francis qui veut devenir un artiste, j’ajouterai qu’il est aussi le père d’une petite fille.
Son choix de gagner décemment sa vie provient également du fait qu’il doit subvenir aux besoins de sa fille, même si cela ne contribue pas à atteindre ses idéaux artistiques.
Selon les priorités que Francis donnera à sa vie et à ses actions, s’il les accepte, il pourra vivre en équilibre et heureux face à lui-même.
Mais s’il n’accepte pas les choix qu’il fait et entretient constamment du ressentiment face à ses choix, à ses possibilités et à sa vie, son identité sera en conflit et Francis sera durablement malheureux et déprimé.
Les six manières de nous percevoir que je viens de vous présenter contribuent beaucoup à nous connaître et à nous définir.
Ce sont des visions de soi qui ne nous indiquent pas seulement ce que nous sommes ou ce que nous désirons, mais qui nous aident aussi à identifier ce que nous ne sommes pas et ce que nous devons éviter.
L’image que je vous ai présentée ci-dessus vous donne un portrait global de ces visions de soi.
Vous pourrez vous y référer plus loin pour mieux comprendre les conflits intérieurs qui nuisent à votre identité.
Votre identité, source de bonheur… ou de malheur
Pourquoi notre identité est-elle aussi intimement reliée à notre bien-être ?
D’abord parce qu’elle se trouve au cœur de nos attentes.
Ensuite, parce que son contenu influence nos réactions et notre interprétation des événements.
Par exemple, Julie, qui reconnaît sa valeur, interprétera bien différemment une critique personnelle qu’Annie, qui doute d’elle-même.
Julie fait face à la critique avec un certain calme (même si personne n’apprécie se faire critiquer) et, si cette critique est constructive, elle l’utilisera même pour s’améliorer.
À la différence, Annie vivra des émotions désagréables qui la rendront triste, agressive et lui feront éprouver du rejet et du ressentiment.
Une telle différence illustre combien une identité harmonieuse est source de bien-être.
Mais, au fait, pourquoi possédons-nous tous une identité ?
On a proposé plusieurs explications pour répondre à cette question. L’une d’entre elles consiste à dire que nous avons besoin de rehausser ce que nous pensons de nous-mêmes.
Selon cette perspective, nous avons naturellement tendance à protéger ce que nous croyons à notre sujet.
Nous tendrions donc à rehausser notre identité lorsque nous sommes confrontés à des situations qui la mettent en péril2.
Il n’est agréable pour personne de voir exprimer des doutes à son endroit.
C’est la raison pour laquelle, contrairement aux commentaires négatifs, nous apprécions les commentaires positifs et nous y réagissons favorablement.
Une autre explication consiste à dire que nous préférons sauvegarder notre cohérence.
Selon cette perspective, nous ferions habituellement en sorte que nos comportements et nos croyances restent cohérents3.
Dans ce cas, les personnes qui possèdent une piètre estime d’elles-mêmes risquent de réagir plus vivement à des commentaires défavorables, car ils confirmeraient l’idée négative que ces personnes ont déjà d’elles-mêmes.
Par exemple, Laurent est déprimé.
Il se dénigre très souvent, d’une manière presque automatique.
Puisqu’il ne s’accorde pas beaucoup de valeur, le contenu négatif de son identité est plus évident.
Laurent se tient un discours intérieur désagréable, du genre « Les autres ont eu plus de chance que moi » ou « Je ne peux rien réussir ».
Il trouve donc que les conclusions négatives à son sujet sont plus pertinentes puisqu’elles sont cohérentes avec ce qu’il pense de lui-même.
Il se souvient aussi davantage de ses échecs, des critiques personnelles qu’il a reçues et il utilise ces souvenirs négatifs pour nourrir son identité.
Toutes ces dimensions illustrent les différentes manières dont nous utilisons chaque jour notre identité pour nous rendre heureux ou malheureux.
Voyons maintenant comment nous pourrions définir globalement cette plate-forme qui se situe au cœur de ce que nous sommes.
Une définition pour mieux comprendre l’identité
Il peut être ambitieux de vouloir définir l’identité, cette notion complexe et variable étant liée à tellement de facettes de notre existence. Comme le mentionne le psychologue Pierre Moessinger:
L’identité n’est pas tant une entité qu’un mécanisme dont il est difficile de prendre conscience […].4
Je vais risquer malgré tout une définition qui vous aidera à vous rappeler ce que nous avons vu jusqu’à présent.
L’identité est d’abord la manière générale dont nous nous percevons, mais elle est aussi constituée de l’ensemble des connaissances que nous avons sur divers aspects de nous-mêmes:
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La combinaison de ces multiples facettes forme la totalité du sens que nous nous attribuons.
Grâce à notre identité, nous définissons les limites de notre personne.
Ces limites varient, mais elles nous fournissent la constance et la cohérence nécessaires pour nous développer.
Notre identité englobe ainsi toutes les manifestations de nous-mêmes à partir desquelles nous concevons ce que nous sommes.
Mais comme toutes les autres connaissances, celles dont nous disposons sur nous-mêmes ne sont pas figées.
Elles ont déjà beaucoup changé depuis notre enfance et, avec les années, elles continuent de se transformer.
Nous modifions ainsi continuellement notre vision de nous-mêmes et ces variations sont très intéressantes, car elles indiquent que nous pouvons identifier les parties de notre identité qui nous font souffrir et les modifier.
Cela signifie que nous avons un réel pouvoir sur ce que nous sommes.
Comme vous l’avez sûrement déjà constaté, ce que vous croyez à votre sujet n’est pas toujours vrai.
Et vos croyances forment les références à partir desquelles vous interprétez la réalité et agissez quotidiennement.
Vous avez donc avantage à ce que les croyances que vous entretenez à votre sujet soient le plus vraies possible !
Heureusement, il est toujours possible d’harmoniser le contenu de notre identité et de modifier les fausses croyances à notre sujet afin de revivifier notre identité.
Cela nous est particulièrement bénéfique dans les moments on nous nous jugeons trop durement ou lorsque nous refusons de nous accorder toute la valeur que nous méritons.
Dans les prochains articles, je parlerai de l’identité comme d’une plate-forme.
Et c’est de cette plate-forme que proviennent toutes nos expériences.
Si, jusqu’à maintenant, j’ai expliqué le fonctionnement de l’identité, ce n’était pas seulement pour partager avec vous quelques notions théoriques…
C’était plutôt parce que ces connaissances vous aideront à agir directement sur votre identité.
En effet, nous ne pouvons être efficaces dans un domaine de la vie sans bien le connaître.
Nous devons avoir des points de repère.
Par exemple, grâce à son expertise, un cuisinier dispose d’un grand nombre de points de repère liés à la nourriture et aux manières de l’apprêter.
Cela n’est pas nécessairement le cas du mécanicien qui, par contre, bénéficie des connaissances nécessaires pour réparer une voiture.
De la même manière, en développant vos connaissances sur votre identité, vous agirez plus efficacement sur ce que vous pensez de vous-mêmes.
Dans les articles précédents, nous avons surtout abordé les dimensions intérieures de notre identité, mais elles ne sont pas les seules à influencer notre bien-être.
La manière dont les autres nous perçoivent et ce qu’ils attendent de nous transforment aussi notre vision de soi.
Dans l’article suivant, nous verrons l’influence qu’ont les sources d’informations extérieures sur notre identité, puis nous aborderons de plain-pied les écueils de notre identité et (surtout) leurs solutions !
Références
- HIGGINS, E. T.; Klein, R. L.; Strauman, T. J. (1987), « Self-discrepancies: Distinguishing among self-states, self-state conflicts, and emotional vulnerabilities », dans Yardley, K.; Honess, T. (éd.), Self and identity: Psychological perspectives New York, Wiley, 173-186. Et HIGGINS, E. T. (1989), « Self-discrepancy theory: What patterns of self-beliefs cause people to suffer », Advances in experimental social psychology, vol. 22, 93-136.
- SEDIKIDES, C.; Strube, M. J. (1997), « Self-evaluation: To thine own self be good, to thine own self be sure, to thine own self be true, and to thine own self be better », dans Zanna, M. P. (éd.), Advances in experimental social psychology, vol. 29, San Diego, Academic Press, 209-269.
- ANDREWS, J. D. W. (1989), « Psychotherapy of depression: A self-confirmation model », Psychological review, 96, 576-607.
- MOESSINGER, P. (2000), Le jeu de l’identité, Paris, Presses universitaires de France, 171 p.
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