L’homme ne se nourrit pas de vérité, l’homme se nourrit de réponses ! (Daniel Pennac)
Voici maintenant la distorsion cognitive, importante entre toutes, qui concerne la sélection particulière que nous faisons des informations.
C’est la distorsion du verre à moitié vide (pour soi) ou du verre trop plein chez les autres (envie).
Elle consiste à choisir certaines informations plutôt que d’autres, en fonction de nos attentes, pour forger nos croyances et les confirmer.
Ne voir que le négatif
Il y a une cinquantaine d’années, des expériences surprenantes ont été menées à l’université Stanford, en Californie, au sujet de la vérification de nos croyances personnelles1.
Les chercheurs ont présenté aux participants un tableau rempli de boutons de contact en leur disant que, s’ils utilisaient ces boutons dans le bon ordre, ils actionneraient une sonnerie.
Ils les ont ensuite laissé manipuler le tableau à leur guise.
En réalité, les boutons n’étaient reliés à absolument rien et la sonnerie retentissait à intervalles prédéterminés qui diminuaient progressivement pour donner l’impression aux sujets qu’ils découvraient l’ordre de fonctionnement des boutons.
Lorsqu’on les questionnait par la suite, les sujets fournissaient des explications complexes sur la séquence des boutons qu’il fallait manipuler pour faire retentir la sonnerie.
Quand les chercheurs ont expliqué aux participants que les boutons n’étaient reliés à rien, que la sonnerie n’avait aucun rapport avec leurs actions, ils ont accepté difficilement la réalité.
Convaincus d’actionner eux-mêmes la sonnerie, ils se sont montrés réticents à abandonner la croyance qu’ils venaient de forger.
Cette expérience montre que nous trouvons très facilement des explications qui ne sont pas nécessairement exactes et, qu’en plus, nous nous rebutons à les corriger !
Nos connaissances du monde nous permettent d’évaluer, de réagir.
Le problème, c’est que souvent nous ne sélectionnons que les informations qui correspondent à nos croyances.
Par le fait même, nos conclusions restent insuffisantes et invalides.
Évidemment, il sera ensuite hasardeux de les utiliser pour fonder nos comportements.
Nous le faisons pourtant chaque jour.
Si, dans plusieurs cas, cette erreur s’avère inoffensive, elle risque de prendre l’allure d’un cauchemar chez celui ou celle qui l’utilise pour se déprécier.
Nous n’avons aucune raison de nous concentrer sur des informations exclusivement positives ou exclusivement négatives pour conclure.
En choisissant les informations qui confirment le mieux nos impressions et nos hypothèses, nous justifions des idées, comme une mauvaise opinion de soi, même lorsqu’elles sont fausses, et des comportements, même lorsqu’ils sont néfastes.
La sélection d’informations est une distorsion complexe qui procède de plusieurs processus cognitifs.
Elle nous fait nourrir des attentes irréalistes face à nous-mêmes et face à nos accomplissements, ce qui nous amène quelquefois à porter d’impitoyables jugements à notre endroit.
Elle nous entretient également dans l’insatisfaction et la déception.
Ce contexte rend nos activités quotidiennes difficiles à apprécier parce que nous les comparons constamment aux informations idéales que nous choisissons. Nous les jugeons à partir de ce qui devrait être.
Pourtant, rien ne doit absolument se dérouler comme nous le désirons ou comme nous le prévoyons.
Si nos conclusions sont déficientes, c’est justement parce que nous n’avons sélectionné que quelques informations plutôt que de recueillir un échantillon plus réaliste.
Voici un exemple qui illustre la manière dont prend forme ce processus destructeur.
Éric, 30 ans, a vécu la première moitié de sa vie en Australie et la seconde au Canada.
Il trouve sa vie insatisfaisante et se demande s’il aurait été plus heureux dans son pays d’origine.
Éric se pose cette question parce qu’il a déjà vécu en Australie et qu’il aurait pu y demeurer: ses expériences antérieures lui permettent de l’imaginer.
Mais il ne se demande pas ce qu’aurait été sa vie s’il avait été brésilien ou chinois ni s’il aurait été plus heureux ainsi…
Ce phénomène indique à quel point nous élaborons facilement des explications et des projections qui se basent sur ce que nous connaissons et considérons comme possible.
Puisque Éric n’est pas heureux au Canada, il croit qu’il le serait davantage en Australie, ce qui justifie à tort son malheur.
Au lieu de chercher ce qu’il pourrait améliorer dans sa vie (ses relations avec les autres, son travail ou ses objectifs, par exemple), il sélectionne des informations et s’en contente pour expliquer ses insatisfactions, se plaindre et… ne rien faire d’autre.
Sa distorsion cognitive le condamne à rester malheureux.
Même si Éric semble justifié de se demander ce qui serait advenu s’il était resté en Australie, pour se donner des explications satisfaisantes à propos de sa situation, il fait un tri dans les informations dont il dispose, il choisit celles-ci et rejette celles-là.
En fait, sa question n’est ni plus ni moins pertinente que s’il se demandait à quoi ressemblerait sa vie s’il habitait le Brésil ou la Chine.
Il ne le saura jamais tant qu’il n’y aura pas vécu.
En outre, il est peu probable que son pays de résidence soit la cause de tous ses problèmes.
Cependant, le fait qu’il ne porte attention qu’à cette explication l’empêche d’identifier ce qui le rend vraiment malheureux.
Plus généralement, cette distorsion cognitive est surtout dévastatrice sur deux plans opposés.
Soit que nous sélectionnons des informations positives chez les autres pour les envier, soit que nous sélectionnons des informations négatives dans notre propre vie pour nous déprimer…
Cette distorsion nous conduit à tirer des conclusions fausses à partir d’informations insuffisantes ou invalides. Voici plus de détails et d’exemples de la première forme de cette distorsion.
La sélection des informations négatives: fatalisme et ressentiment
La vie me semble trop courte pour la passer à entretenir des ressentiments ou ressasser des griefs. (Charlotte Brontë)
Une manifestation aussi commune que néfaste de la sélection d’informations consiste à choisir des informations très négatives pour construire notre vision de nous-mêmes et de notre vie.
Voir tout en noir au jour le jour…
Il y a d’abord la sélection d’informations négatives dans le présent, à partir de laquelle nous interprétons les événements.
Certaines personnes sont très malheureuses parce qu’elles sont devenues championnes dans l’usage de cette distorsion.
Qu’y a-t-il de bon dans la vie quand tout ce que nous en retenons est le côté sinistre ?
Le glissement vers cette distorsion cognitive s’opère progressivement.
On commence par amplifier quelques aspects désagréables d’une situation, de manière à oublier ses côtés attrayants.
On peut aussi interpréter soigneusement les éléments neutres d’une situation jusqu’à les rendre totalement négatifs.
On élabore habituellement la sélection des informations négatives à travers une forme de rumination mentale qui dénature certains détails ou événements anodins jusqu’à les rendre désagréables2.
On en fait une interprétation exagérée selon laquelle, souvent, tout se ligue contre soi-même: « Pourquoi le collègue que j’ai croisé ne m’a-t-il pas salué ? Sans doute est-il fâché contre moi ! »
Pour assurer son malheur, on retourne ainsi la situation contre soi-même alors que l’on ne dispose pas d’informations suffisantes.
Un autre moyen consiste à se remémorer une occasion désagréable avec quelqu’un et à la retourner dans tous les sens:
- « Si elle m’a fait ce commentaire, c’est parce que mon sujet de discussion lui déplaisait profondément. »
- « Il ne peut pas m’écouter pendant cinq minutes sans passer un commentaire désobligeant. »
- « Je ne vois pas trop ce que nous avons en commun. Peut-être devrais-je cesser la relation ? »
Le monologue intérieur se poursuit inlassablement jusqu’à nous rendre tristes ou agressifs.
Ce genre d’interprétation donne à de modestes événements des proportions démesurées.
Nous pouvons très bien finir par mettre un terme à une relation enrichissante, et ce, simplement parce qu’au départ nous nous sommes mis à ruminer quelques détails.
Cette distorsion peut également participer à l’autodénigrement lorsque, nous attribuant la responsabilité des conséquences néfastes d’une situation, nous nous déprécions.
De notre seul esprit naissent alors des événements pénibles qui ne surviendraient probablement pas si nous n’étions pas d’abord convaincus de leur imminence.
Par exemple, une personne qui, à tort, se croit détestée de tous se comportera d’une manière telle que les autres finiront par la fuir…
Et j’ai connu plusieurs personnes qui correspondaient bien à cette description.
Comme l’a mentionné Paul Watzlawick3, tant que nous restons inconscients de notre participation aux événements que nous appréhendons, non seulement les conséquences funestes surviennent, mais en plus nous croyons avoir eu raison de les appréhender alors que c’est notre appréhension qui en a été la cause !
Voir tout en noir dans son passé et ses souvenirs (brasser de la m…)
Lorsque la sélection d’informations se concentre sur le passé, nous ressassons inlassablement nos souvenirs négatifs.
Cette démarche rend profondément malheureux lorsque nous généralisons les événements regrettables du passé au point de croire que notre vie entière est ratée.
Cette inlassable mise en scène des souvenirs éprouvants résulte encore une fois d’un processus normal.
Non satisfait d’une situation, le cerveau la rappelle à la mémoire afin de trouver une solution moins pénible.
Mais tout ça ne change rien !
Il va sans dire que ces rappels continuels sont destructeurs car, non seulement nous ne pouvons rien changer aux événements passés, mais en plus nous subissons l’état émotionnel instable et désagréable qui découle de cette « réactualisation » des souvenirs difficiles.
Nous les revivons chaque fois. Cela s’apparente au masochisme…
Pire, le fonctionnement même de la mémoire peut faire empirer la teneur de nos souvenirs.
Cela suscite des émotions vives et rend les souvenirs plus éprouvants qu’ils l’ont vraiment été.
Ce sont d’ailleurs les personnes les plus déprimées qui ont tendance à se concentrer ainsi sur leur passé et à entretenir des pensées négatives.
De nombreuses recherches portent sur cet effet de réciprocité entre l’humeur et le contenu des pensées4.
Dans certains cas, cette résurrection du passé devient une obsession qui mine notre présent et compromet notre avenir.
Comme l’a écrit Shakespeare dans Othello, gémir sur un malheur passé est le plus sûr moyen d’en attirer un autre !
C’est la raison pour laquelle nous devons comprendre ce processus afin de le court-circuiter.
Au lieu d’essayer sans succès de changer le passé, il nous sera plus profitable de diriger nos efforts vers les seules directions qui en valent la peine: le présent et l’avenir.
Pour y arriver, nous pouvons essayer de comprendre l’origine de notre douleur, de ce que nous voudrions tellement changer.
La source de cette souffrance réside habituellement dans la manière dont nous avons interprété les événements troublants au moment où nous les avons vécus.
Mais plus le temps passe et plus il devient difficile de déterminer précisément ce qui a été véritablement pénible.
Et dans bien des cas, nous nous remémorons les événements tels que nous les avons interprétés et non pas tels qu’ils se sont produits.
Cela vous convainc-t-il de tourner votre attention ailleurs ?
Pour illustrer ça, voici l’exemple de François, un jeune homme qui, à l’adolescence, a vécu des moments insupportables tels que la désintoxication à une drogue dure.
À cette époque, ses parents étaient effrayés et n’avaient pas compris ce qui se passait.
Mais François a interprété comme un profond rejet leur réaction d’angoisse, une attitude tout à fait normale devant une situation inconnue et inquiétante.
Des années plus tard, une fois devenu adulte, ces événements hantent toujours François.
Des souvenirs de la situation surgissent et le font souffrir.
Le rejet qu’il croit avoir subi de la part de ses parents signifie encore pour lui qu’il ne possède aucune valeur.
C’est le fruit de son interprétation, cette croyance intuitive et fondée sur des émotions, qui le fera souffrir pendant de nombreuses années.
Pourtant, s’il révisait consciemment le passé, il constaterait que la réaction de ses parents n’en a jamais été une de rejet, mais plutôt de peur et d’incompréhension.
La conclusion que l’adolescent de l’époque a obtenue dépendait d’une distorsion cognitive liée aux émotions et à la situation difficile qu’il vivait.
Malheureusement, la conviction que ses parents le rejetaient s’est ancrée en lui et le fait souffrir.
François continuera d’entretenir cette insidieuse souffrance:
- tant qu’il n’aura pas identifié son erreur d’interprétation et modifié sa conclusion;
- tant qu’il n’en aura pas mesuré les conséquences dans sa vie actuelle et dans la manière dont il s’évalue;
- tant qu’il n’aura pas clarifié les choses avec ses parents (si possible);
- tant qu’il ne sera pas convaincu qu’il s’agissait d’une erreur.
Ainsi que nous l’avons vu, le ressentiment survient lorsque le cerveau considère comme injustes et « non résolus » des événements passés.
Comme un logiciel défectueux, il les rappelle continuellement à la mémoire pour éviter les traumatismes qu’ils ont occasionnés.
Pourtant, faire tournoyer ces événements dans notre esprit ne sert à rien d’autre qu’à nous plonger dans l’insatisfaction, la tristesse et même le désespoir…
Voir son avenir en noir…
Pour finir de décrire cette distorsion cognitive, je me dois de mentionner le défaitisme, qui nous fait imaginer négativement les événements futurs.
Le défaitisme nous pousse à nourrir des craintes inutiles et nous rend malheureux, vivant dans l’appréhension des événements désagréables que nous imaginons.
Les attentes négatives correspondent à la suite de conséquences fâcheuses que j’ai décrite précédemment.
Cette distorsion cognitive nous fait croire que nous ne pouvons rien changer, que l’issue des événements est déterminée d’avance et négative.
Il n’y a rien de tel pour compromettre notre bien-être, faire fléchir notre motivation et susciter des conflits.
En terminant, vous voyez comme ces nombreuses manifestations de la distorsion de sélection des informations nous font souvent adopter un point de vue étroit pour interpréter les événements.
Qu’il s’agisse de ne pas accepter les événements passés ou de refuser les conséquences de nos choix, ces attitudes font peser sur nous une immense force de stagnation. Tout cela nous empêche d’avancer.
Au contraire, nous pouvons déployer notre regard pour étendre la perspective de notre existence et constater combien une vie heureuse s’élabore à partir du présent et à travers les possibilités de l’avenir!
Si cet article vous a plu, sachez qu’il est tiré de mon livre Petit traité antidéprime. Vous pouvez vous le procurer en version ebook pour le lire en entier.
Qu’en pensez-vous?
Est-ce que cette distorsion vous fait souffrir?
Arrivez-vous à vous en libérer?
Les commentaires sont là pour vous!
Références
- WRIGHT, J. C. (1960), Problem solving and search for behaviour under non-contingent rewards, Ph.D. Thesis, Université de Stanford.
- Sur la rumination de pensées négatives, il est intéressant de consulter L. L. Martin et A. Tesser (1989), « Toward a general model of ruminative thought », dans J. S. Uleman et J. A. Bargh (dir.), Unintended thought, New York, The Guilford Press, p. 306-326.
- WATZLAWICK, P. (2014), Faites vous-même votre malheur, Points, 128 p.
- Voir RUSTING, C. L. (1999), «Interactive effects of personality and mood on emotion-congruent memory and judgment», in Journal of Personality and Social Psychology, vol. 77, p. 1073-1086.
Laurence a écrit
Merci pour cet article sur les distorsions cognitives qui m’a donné de très bonnes pistes de réflexion !